Convocation

En ouvrant sa boîte à lettre, Hélène s’énerve comme tous les soirs. Elle attrape la liasse de prospectus et s’apprête à la jeter dans la corbeille murale déjà pleine, lorsqu’elle aperçoit une enveloppe blanche. Cela ressemble à un pli officiel.

Encore une tuile, aucune envie de regarder maintenant ; les huissiers, elle commence à avoir l’habitude avec Georges au chômage. Elle hésite un instant au-dessus de la poubelle, se ravise et fourre la lettre déjà froissée au fond de sa poche. Elle monte les quatre étages en pensant avec bonheur au bain bouillant qu’elle va prendre, elle l’a bien mérité, quelle journée !

Elle ouvre la porte, la chatte vient se frotter à elle mais aucune trace de Georges. Depuis qu’il a été licencié, il ne supporte pas de rester à la maison à l’attendre, il faut qu’il voit du monde. Elle pose le sac à provisions, enlève son manteau, l’accroche à la patère, fait valser ses chaussures à l’autre bout du salon et s’affale sur le canapé. Elle reste là, immobile, le regard vague. Seule sa main caresse Jaspée qui s’est lovée sur sa poitrine. C’est la même chose tous les jeudis. Sept heures de cours plus deux heures de transport, elle le supporte de moins en moins …

Mais où sont passées ces clés ? Hélène cherche machinalement dans toutes les poches. Dans celle du manteau aussi. Pourtant, elle ne l’a pas porté depuis une semaine. C’est le printemps, il fait même trop chaud pour la saison. Elle en sort une boule de papier froissé. Elle a complètement oublié la lettre. Intriguée, elle la déplie et déchire «selon le pointillé». Elle relit plusieurs fois le message sans rien comprendre : Prière de vous présenter le plus rapidement possible au commissariat de la rue Mallifaud pour affaire vous concernant.

Aucune raison n’est donnée à cette convocation. Mais que lui arrive-t-il ? Qu’est-ce qu’ils lui veulent ? Une angoisse incontrôlable l’envahit, pour elle la police est synonyme de rafles, elle a beau se dire que Vichy c’est fini, à chaque fois qu’elle a affaire aux flics, elle perd tous ses moyens et c’est la panique, comme si elle était coupable. De quoi ? D’en avoir réchappé ?

Elle cherche ce qu’elle a bien pu faire. Elle n’aime pas ça, par les temps qui courent on sait quand on entre dans ces endroits, on ne sait jamais quand on va en sortir ! En tous les cas, elle n’ira pas seule. Si elle ne trouve personne pour l’accompagner —Georges ce n’est pas la peine de lui demander, il n’est pas en état de le supporter— elle va téléphoner à Monique, elle est avocate, elle pourra la conseiller et s’occuper d’elle si les flics la gardent. Et puis, c’est où la rue Mallifaud ?

— Asseyez-vous, Madame. Cela fait plus d’une heure qu’elle est là. Si l’attente se prolonge elle va craquer, faire un scandale avec de nouveaux ennuis en perspective. Le bureau, elle a eu le temps de l’observer : portrait du président de la République sur le mur, va-et-vient incessant de policiers en civil. Si au moins on lui disait de quoi il s’agit. Elle a bien essayé de le savoir lorsqu’on lui a demandé de montrer sa convocation. Regard vague du flic qui lui a désigné la chaise, asseyez-vous Madame.

Le type derrière le bureau fait semblant de ne pas la voir, il s’applique sur sa machine, n’en finit pas de manipuler ses tiroirs, de répondre au téléphone, d’interpeller ses collègues qui passent chercher des dossiers dans le grand placard métallique.

Alors c’est pas trop grave, docteur, il va s’en sortir ? Traumatisme crânien ? C’est pas étonnant avec la plaie qu’il avait au genou ! Vous entendez les gars, le Jojo il va s’en sortir. Elle comprend aux conversations qu’il s’agit d’un CRS qui s’est fait renverser par une voiture sortant d’un parking. Hélène a du mal à ne pas éclater de rire. Le type au bureau s’en rend compte, elle a enfin réussi à accrocher son regard.

— S’il vous plaît, pourriez-vous me … ?

— Vous voyez bien que je suis occupé ! Attendez votre tour.

Il replonge dans un dossier, feuillette quelques pages, le referme en reprend un autre, il le fait exprès pour la déstabiliser, elle aurait du s’en douter. Il faut qu’elle tienne le coup.

— A nous deux maintenant, claironne-t-il enfin, faites voir votre convocation. Mais dites donc, qu’est-ce qui est écrit prière de vous présenter rapidement, vous savez pas lire ? Vos papiers, allez, carte d’identité, permis de conduire, Pas de carte d’identité ? Oui c’est vrai, ce n’est pas obligatoire. Un passeport ? Alors comme ça on voyage ? Eh bien vous ne vous en faites pas ma petite dame, les Amériques, le Moyen Orient, l’Afrique. Ca vous plaît pas la France, c’est pas assez bien pour vous pour que vous ayez envie d’aller voir tous ces nègres et ces melons, vous trouvez pas qu’il y en a bien assez ici, ? Hein Maurice, j’ai pas raison ?

Il se tourne vers son collègue qui opine du chef puis il la regarde du coin de l’œil pour vérifier l’effet qu’il produit sur elle. Et avant qu’elle ait le temps de réagir, il renchérit :

— Au fait, mariée, divorcée, concubine ? C’est vraiment votre nom, mais comment vous prononcez ce truc, c’est pas français ça, boche, suisse peut-être, je me trompe ? On vous a jamais dit que vous aviez un nom à coucher dehors ? Abasourdie, elle a presque envie de se jeter sur lui pour le frapper. Et si elle porte plainte pour propos racistes, qui la croira ?

— Monsieur, prononcez-le comme bon vous semble, mais dites-moi plutôt pourquoi vous m’avez convoquée.

— Oh mais ma petite dame, vous le saurez bien assez tôt, vous allez d’abord répondre à mes questions et sans vous énerver, est ce que je m’énerve moi ? Profession ? Ah oui, c’est écrit sur le passeport. Professeur, t’as entendu Maurice, c’est pour ça que vous avez le temps de voyager, toujours en vacances. Prof, c’est un vrai métier d’assassin ! Non ? Vous n’avez pas l’air d’accord. Alors pourquoi vous leur apprenez à ces mômes à revendiquer dès la maternelle, pourquoi vous les préparez à devenir de la graine de manifestants, de terroristes ?

Il parle de plus en plus fort en se penchant au dessus de son bureau, elle sent son souffle rance ; s’il continue, il va exploser. elle le laisse déblatérer, elle a décidé d’attendre sans broncher, il ne l’aura pas. Plus il s’excite, plus son calme augmente. Elle sait qu’il est tout à fait inutile d’essayer quoi que ce soit.

— Au fait, vous avez une voiture ? Quelle marque ? Combien de chevaux ? Six chevaux, mais c’est beaucoup trop pour une femme, vous ne trouvez pas ? Tiens Maurice, dis-lui donc à la dame combien on a eu d’accidents causés par des femmes ce mois-ci. On devrait leur interdire de rouler à plus de 70 ! Et encore c’est limite ! D’ailleurs cela vous aurait évité bien des déboires. Vous semblez ne pas comprendre … Que faisiez-vous le dimanche 23 octobre à 11h 42 ? Allez, cherchez bien, aucun souvenir ? Eh bien je vais vous le dire moi ce que vous faisiez le dimanche 23 octobre à 11h 42 ! Vous avez été prise en flagrant délit d’excès de vitesse à la sortie de Challes-les-Eaux. Vous rouliez à plus de cent ; beaucoup trop ça pour une femme ! Qu’est-ce qui pressait, hein, sûrement un rendez-vous galant ?

Elle n’en croit pas ses oreilles, elle l’a même entendu murmurer toutes les mêmes, le feu au c … Elle savait que ce genre d’énergumène existait mais là, ça dépasse tout.

— Allons, ne faites pas cette tête là, je plaisantais. Alors les profs, aucun humour ? Tenez, prenez votre amende, vous devez la payer dans les huit jours, sinon c’est le tribunal. Allez, vous pouvez partir, on vous a assez vue. Et suivez mon conseil, lance-t-il au moment où elle franchit la porte, laissez votre voiture au garage …

Un homme se penche, la bouche grande ouverte, un flot d’ordures nauséabondes en sort qui déborde sur le bureau, il lui tend des papiers et lui ordonne de remplir les 23 lignes. Son sourire sardonique lui fait perdre tous ses moyens. Elle essaye de se concentrer malgré les chuchotements et murmures incompréhensibles qui bourdonnent à ses oreilles et qu’elle perçoit à la longue : boche, youpine, boche, youpine, boche… Elle sent qu’elle va devenir folle si ce bruissement ne s’arrête pas. Elle tourne et retourne les papiers qu’elle a devant elle, elle hésite, elle ne sait plus écrire son nom. Il crie Vous avez 70 secondes, c’est la limite. Sinon le châtiment est l’emprisonnement : 11 ans et 42 jours ! Au tribunal, on n’accepte pas les professeurs analphabètes. Elle essaye encore mais au lieu de son nom elle écrit dimanche. Elle sait qu’elle se trompe, elle recommence plusieurs fois sans succès, la panique l’envahit … Bruit strident d’une sonnerie qui annonce que les 70 secondes sont écoulées.

Hébétée, elle entend la voix de Georges dans le répondeur Excuse-moi mon chou, j’ai été retardé, j’arrive.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *