La jambe de bois

Comment avais-tu pu passer une semaine avec ces gens-là, s’était exclamé ton père quand tu étais rentrée. Tu eus beau lui expliquer qu’ils étaient charmants, cultivés, ilne voulait pas l’entendre. Tu savais pourquoi mais tu ne pouvais pas vraiment l’admettre, il fallait lutter contre ce genre de sentiment, ils n’étaient pas tous responsables. D’ailleurs, ces gens-là, ils adoraient la musique, avais-tu poursuivi, ils ne pouvaient pas être mauvais. Ce dernier argument avait exaspéré ton père. Aurais-tu oublié que les pires bourreaux aussi adoraient la musique, souviens-toi de Teresin.

Tu étais partie en auto-stop avec Jaco, ton meilleur copain, vous aviez décidé de pousser jusqu’en Italie ; vous les aviez rencontrés juste avant la frontière. Je te parie que cette Mercedes s’arrête, avait dit Jaco. Quand la voiture s’était rangée sur le bord, tu avais demandé s’ils allaient vers Gênes, la femme avait acquiescé et durant une semaine, vous ne vous étiez plus quittés. L’homme avait expliqué que lorsqu’ils étaient jeunes, il leur était arrivé la même chose, un couple les avait invités ; ils se sentaient redevables. Pour toi et Jaco, c’était une aubaine, vous aviez raclé les fonds de tiroir pour ce voyage.

Ensemble, vous aviez décidé de faire un circuit dans l’Italie du nord. Auparavant, Vous vous étiez attardés au bord de mer, les plages étaient vides en cette période de l’année, l’eau était limpide et malgré la fraîcheur, vous aviez voulu vous baigner. Quand l’homme était sorti la première fois de la voiture, tu n’avais pas vraiment prêté attention à sa démarche boitillante. Mais lorsqu’il avait déposé sa prothèse puis s’était approché de l’eau en sautant sur l’autre jambe, tu n’avais pas pu t’empêcher de détourner les yeux. Pourquoi avait-il préféré une jambe de bois plutôt qu’une prothèse métallique ? Pourquoi la réponse à cette question t’importait tant, te demandais-tu à chaque baignade. Tu te débrouillais toujours pour attendre qu’il soit entièrement dans l’eau, alors tu pouvais oublier et apprécier ton bain.

Après la baignade, vous pique-niquiez, c’est ce que le couple avait convenu, ils préféraient garder le luxe pour les soirées. Le luxe, c’était de chercher un hôtel avec un piano. Vous passiez les soirées à faire du «quatre mains», changeant sans cesse de partenaires, riant de votre mémoire vacillante, improvisant même certaines fois.

Dans la journée, les conversations entretenaient le plaisir de la musique ; les discussions sur Wagner, Debussy, Stravinsky animaient surtout Jaco et l’homme, il parlait bien le français. Tu les écoutais souvent distraitement, tu connaissais par cœur les arguments de Jaco. D’ailleurs, c’est lui qui t’avait incitée à écouter la première fois La Mer et Les Noces, tu avais toujours besoin de quelqu’un pour t’aider à faire le premier pas. Déjà, il avait fallu toute la conviction de Slimy pour que tu commences à apprécier les improvisations du Bird, toi qui n’écoutais que Sydney Bechet ! Comme tu n’avais que quelques disques, ces improvisations, tu avais fini par les connaître par cœur, tu aurais pu les chanter.

Après quelques jours, vous vous étiez éloignés du bord de mer, projetant d’aller plus au nord, vers les lacs Vous vous arrêtiez dans les petites villes, cherchant l’ombre dans les ruelles. L’homme te prenait sans cesse en photo. Cachant ta gêne dans un éclat de rire, tu faisais semblant de ne pas t’en apercevoir, mais tu le sentais attentif derrière l’objectif. Vous vous étiez quittés avant Turin, le couple avait décidé de remonter vers la frontière pour rentrer à Munich. L’homme avait dit qu’il enverrait les photos.

Tu n’avais jamais parlé de la jambe de bois à ton père. Pour lui, c’eût été une preuve de plus !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *