Au soir de sa vie

Au soir de sa vie

Encore une journée de passée, soupira Ruben en tournant la clé dans la serrure ! Il occupait ses après-midi à déambuler dans les rues de Paris. Il soupira encore une fois pour reprendre son souffle. Ces escaliers ! Pourtant, depuis sa dernière attaque, le médecin l’avait prévenu, il devait se ménager. Plus d’imprudence. Il n’était plus question qu’il fasse des kilomètres à pied sous le soleil. Evidemment, un peu d’exercice ne pouvait pas lui faire du mal mais alors, pas d’excès, il devait marcher lentement et s’arrêter souvent.

Et même si mon cœur lâche, quelle importance ? murmura-t-il en refermant la porte derrière lui. Il resta un moment dans le noir. Il n’avait pas très envie de passer une soirée encore seul dans cet appartement trop grand pour lui maintenant. La seule pensée d’avoir à se nourrir l’ennuyait d’avance. Il trouverai bien un reste. Non, il allait se faire un verre de lait chaud. Avec un peu de miel.

Il repensa aux recommendations du docteur. S’il ne pouvait plus marcher, que lui restait-il alors ? Qu’allait-il faire de ses longues journées ? Le cinéma c’est bien beau mais les bons films, il n’y en avait pas tant que ça et puis, si on ne pouvait en parler à personne … La lecture ça le fatiguait depuis sa maladie, il avait du mal à se concentrer très longtemps.

Quand il faisait beau, il allait bien au square. Là il pouvait passer une heure ou deux à regarder les joueurs d’échecs. Il avait pratiqué dans sa jeunesse, il se débrouillait même très bien. Maintenant son petit-fils le battait sans problème. Toujours ce manque de concentration.

Il se dirigea vers la cuisine. Tiens il faut vraiment que je change ce néon, il met de plus en plus de temps à s’allumer, pensa-t-il tout en étant sûr qu’il n’en ferait rien, à quoi bon ! Il sortit une casserole du buffet, ouvrit le frigo, en sortit le lait. Il ne put s’empêcher de vérifier la date limite de conservation. Quand Rachel, sa fille, venait lui rendre visite et qu’elle voyait le frigo vide —il jetait presque tout au bout d’un jour— elle essayait de le convaincre qu’un frigo ça servait à conserver les aliments plusieurs jours, c’était même fait pour ça. Pour qui le prenait-elle, pour un imbécile ? Qu’avait-elle à le critiquer ? Il la laissait dire. Pourtant elle aurait dû savoir, les provisions, ce n’était pas une habitude familiale. Ils avaient toujours acheté pour le jour même. Pas de réserve, au cas où ils auraient eu à partir …

Ca m’est complètement égal de mourir et pourtant j’ai peur de m’empoisonner avec du lait périmé, sourit-il en pensant au comique de la situation. Il alla chercher sa tasse sur l’évier. Il ne la rangeait même plus. Dans les placards, dans le buffet de la salle à manger il y en avait de la vaisselle, pour vingt personnes au moins. Inutilisée depuis la mort d’Ana. Eli pensa aux bons petits plats que lui avait préparés sa femme, elle adorait cuisiner et la maison ne désemplissait pas, toutes les occasions étaient bonnes pour inviter les amis. Quel gâchis ! Cette vaisselle, combien de fois n’avait-il pas dit à Rachel de l’emporter, elle avait toujours refusé.

Sa fille … Aurait-elle du chagrin s’il mourait ? Un instant, il se mit à en douter ; non, il exagérait, bien sûr qu’elle l’aimait, elle lui téléphonait régulièrement, d’ailleurs toujours au moment où il s’apprêtait à le faire, lui. Ils s’étonnaient toujours de la coïncidence. Il se dit qu’il devrait aller la voir. Qu’est-ce qui te retient à Paris ? lui demandait-elle à chaque coup de fil, il serait aussi bien là bas, chez elle, au moins il profiterait de ses petits-enfants. Et puis le climat était doux, lui qui aimait tant marcher, la campagne c’était tout de même mieux que le goudron !

Il s’aperçut à temps que le lait allait déborder, tourna le bouton de la cuisinière et versa le liquide fumant dans la tasse. C’était décidé, il allait accepter son invitation mais pas plus de deux ou trois jours. Après, les rues de Paris allaient lui manquer et il n’aimait pas vraiment changer ses habitudes. Elle le recevait bien c’est sûr, mais il n’était pas chez lui et il avait peur de la déranger. Elle n’aimait vraiment pas quand il lui posait des questions et il avait du mal à s’en empêcher…

Il fallait qu’il arrête de s’inquiéter pour elle pensa-t-il en se dirigeant vers la salle à manger, elle vivait sa vie, il n’y pouvait plus grand-chose maintenant. Il posa la tasse de lait sur la table et se pressa d’allumer la télévision. Il ne voulait pas rater Les chiffres et les lettres, il regardait chaque soir l’émission, c’était bien pour sa tête, l’orthophoniste avait insisté, il fallait faire travailler son cerveau, entretenir sa mémoire. Et surtout parler.

Parler ! A qui ? Depuis sa maladie, il n’avait plus grand monde à qui parler. A la concierge, bonjour, bonsoir, A la femme de ménage, quand elle venait tous les jours comme du temps d’Ana, il en avait vite eu assez de la voir tourner dans l’appartement, il se sentait obligé de sortir pour ne pas la déranger. Maintenant une fois par semaine, c’était largement suffisant ; pour les gros travaux, l’aspirateur, les carreaux. D’ailleurs il n’y avait pratiquement rien à faire, juste une assiette ou deux à laver, rabattre la couverture du lit, il n’avait besoin de personne pour ça. C’est vrai qu’elle lui préparait aussi les repas mais la seule idée d’être tout seul devant cette grande table, son couvert placé juste sur un petit bout de nappe repliée, ça lui coupait l’appétit. Il préférait aller déjeuner dans un petit bougnat. Là au moins il voyait du monde, il entendait les conversations, le temps, la politique. Et puis il avait appris à se faire quelques plats quand il n’avait pas envie de sortir ou qu’il faisait vraiment trop froid pour mettre le nez dehors.

Voyelle … Consonne … Il avait la tête ailleurs ce soir, le ronron de l’émission n’arrivait pas à le sortir de ses réflexions. Parler ! Ce n’était pas non plus aux réunions de la Société des Amis de Krasnik qu’il allait trouver à qui parler ; déjà, tout de suite après son attaque, comme il confondait les mots, il avait eu la hantise qu’on le prenne pour un fou, alors bouche cousue. Depuis qu’il était à peu près rétabli, on lui avait même demandé de devenir président. Président des morts-vivants, oui ! Pour quoi faire … le discours devant le caveau à Pantin ? Chacun se demandant qui allait être le prochain à partir. Non merci !

J’aurais dû casser un œuf dedans regretta-t-il, pour faire un lait de poule. Avec un peu de rhum. Il faudrait qu’il y pense la prochaine fois. Il souffla sur le lait fumant et en but un gorgée en poussant un soupir d’aise, il aimait quand le liquide lui brûlait le fond du palais.

Président ! Avant oui, ça l’aurait intéressé. Quand ils étaient actifs. Les réunions, il avait toujours aimé y aller, il était membre du bureau. On y parlait de la politique d’Israël, de l’Union Soviétique, on discutait ferme les positions du parti, le dernier article de Z. dans la Naie Presse. On aidait aussi à préparer les dossiers pour les dédommagements. Et ces soirées dansantes organisées à l’Hotel Moderne, à la République. Toute cette jeunesse dont il fallait s’occuper, trouver de l’argent pour les envoyer en colonie de vacances. Et les mariages ! C’était pour les jeunes qu’ils avaient recommencé à vivre après la tourmente. Ce temps était bien terminé. La Société maintenant ? Pouah, tous des vieillards ; quant aux jeunes, ils avaient d’autres chats à fouetter.

Mais quelle heure est-il se demanda-t-il soudain en apercevant sur l’écran un guitariste qui se déhanchait, entouré de danseuses à moitié nues qui levaient la jambe. Vraiment rien à voir ce soir, il éteignit la télé, il préférait aller lire. Il vérifia le verrou, alla fermer le gaz et passa dans la salle de bain. Il croisa son regard dans la glace …

Quelle vieille peau se dit-il en examinant les poches sous ses yeux et en tâtant les chairs ramollies sous le menton, il faudra que j’aille chez le coiffeur avant de partir. Il faisait sa gymnastique tous les matins, en vieillissant il fallait faire attention, c’était une question de dignité. Il choisissait avec attention la couleur de sa cravate et de ses chaussettes en rapport avec ses costumes, toujours bien coupés les costumes, achetés chez son ami Szajden rue de Turenne, c’est lui qui habillait tout le parti, il avait bien réussi celui-là !R

Ruben avait toujours été élégant, coquet même. Les femmes ? Il aimait leur plaire, il n’avait pas à se plaindre de ce côté-là, il avait toujours eu du succès. S’il avait voulu ! A quarante ans, c’était les jeunes … quand sa fille lui parlait de l’effet qu’il faisait sur ses amies, il ne pouvait s’empêcher d’être flatté, mais pourquoi lui  … au lieu de s’occuper des garçons de leur âge ? En pensant à la vie qu’il avait eue, trois fois veuf, de quoi se sentir optimiste vous croyez ? Il ne put s’empêcher de sourire. Pas étonnant qu’il ait des problèmes cardiaques maintenant.

Il entra dans la chambre, s’approcha du rebord de la fenêtre pour profiter du léger souffle d’air et regarder le ciel mais bientôt ses pensées l’entraînèrent vers Rivkélé, l’amour de sa jeunesse, leur première rencontre dans une réunion du Bund à Lublin, il la revit telle qu’elle lui était apparue ce soir-là, petite brune mince au regard vif. Plus tard, il avait apprécié de partager les mêmes idées, elle s’enflammait quand elle prenait la parole, le socialisme, l’internationalisme, voilà les solutions pour l’émancipation des juifs. Mais bien sûr pas question d’abandonner leur culture comme ceux qui reniaient tout, même le yiddish, en entrant au PC polonais !

Les idées nouvelles, à quel âge avait-il commencé à s’y intéresser, au moment de la révolution russe, à neuf, dix ans, il n’était plus très sûr. En tout cas, il avait vite déserté la synagogue, abandonné les prières, il préférait lire Lénine et Marx dans les brochures achetées par un ami de son grand frère à Varsovie. Il les cachait sous sa paillasse mais un jour, son père les trouva et hors-de-lui les mit en miettes. Des livres impies ! Je te préviens que je vais les racheter, ne refais plus jamais ça, un livre c’est sacré, cette répartie avait tellement impressionné son père que celui-ci ne l’avait plus jamais ennuyé pour ses idées. Et la fabrique de chaussures qu’ils avaient montée en coopérative avec ses amis, il devait avoir dans les dix-sept ans. Tous payés pareil, c’est-à-dire pas grand chose !

 

Tiens il faudra que je raconte cet épisode à à Rachel, se dit-il en fermant les volets. Depuis quelques temps elle s’intéressait à ces histoires, elle l’enregistrait, il ne fallait pas que tout ça se perde. Il n’avait rien contre le magnétophone, il y prenait même du plaisir.

Il commença à se déshabiller en prenant soin de tout plier et de ranger sur la chaise, près de la fenêtre, il ne supportait plus le désordre.

C’est drôle, ces souvenirs sont bien plus présents que ce que j’ai fait la semaine dernière, je deviens gaga, je retombe en enfance comme on dit. Tiens par exemple, cette tempête, je m’en souviens comme si c’était hier je devais avoir quatre ou cinq ans ; la neige n’avait pas cessé de tomber depuis au moins une semaine. La porte de la maison s’est ouverte brusquement et j’ai vu mon père entrer en tirant par le bras une drôle de chose toute blanche, il n’y avait que des yeux qui bougeaient. Tout le reste était gelé. La chose était restée un long moment près du poêle et j’ai vu une flaque sur le sol qui ne cessait de s’agrandir. J’ai même cru… non c’était la glace qui fondait, la barbe de la chose est apparue et j’ai alors pu reconnaître mon oncle Toïvié, rescapé de la tempête.

Quelle vie ! soupira-t-il en se calant le dos avec les deux oreillers. Qu’avait-il à penser à la barbe de son oncle ? C’est à sa Rivké qu’il voulait songer. Ils avaient décidé de se marier juste avant de s’exiler. C’était peut-être la dernière fois qu’ils étaient tous réunis. Terminé la Pologne et sans regret ! Il avait essayé de convaincre toute la famille de partir, mais personne ne l’avait cru quand il avait tenté d’expliquer ce qui se tramait. C’était loin l’Autriche, l’Allemagne, ils avaient toujours vécu ici, que pouvait-il leur arriver de pire que ce qu’ils avaient toujours enduré ?

Ils étaient partis sans papiers. Après avoir clandestinement passé la frontière, ils avaient traversé l’Allemagne et la Belgique à pied, c’est peut-être de là que venait son plaisir pour la marche à pied !

C’est seulement en arrivant en France qu’ils avaient pris un car pour rejoindre Paris. Il espérait régulariser sa situation comptant sur une recommandation du secrétaire général du Bund auprès de Léon Blum.

Il avait hésité, il serait bien parti en Espagne, rejoindre les Brigades Internationales ; il n’avait pas eu le courage de laisser sa Rivké. Mais lorsque la guerre avait éclaté, il n’avait pas pu rester sans rien faire contre cet Hitler, il s’était «engagé volontaire». Il avait été blessé, fait prisonnier et dirigé vers le Stalag XVIII A en Autriche.

A son retour après cinq ans de captivité, il avait appris que Rivké était partie de Drancy. Il l’avait attendue…

Akh !… Assez pensé comme ça, il avait décidé de se coucher tôt pour lire et qu’est-ce qu’il faisait à à remuer toute cette douleur ? Il ouvrit le roman de Haim Potok que Rachel lui avait recommandé, heureusement depuis quelque temps, il arrivait de nouveau à lire.

Après l’hémiplégie, il avait été d’abord incapable de parler, ensuite il mélangeait toutes les langues et comme il se rendait compte de son état, il n’avait plus prononcé le moindre mot. Pourtant, auprès de ses amis il avait la réputation d’être cultivé, il trouvait que c’était un peu exagéré, bien sûr il connaissait plusieurs langues mais ça c’était normal avec la vie qu’il avait eue…

 C’est la petite orthophoniste qui l’avait sauvé, il avait travaillé pendant des mois avec des cassettes, répétant consciencieusement : la porte, je porte un manteau, le porte-manteau, le porte-feuille, les feuilles de l’arbre, l’oiseau fait son nid dans le grand sapin, le petit chat lappe le lait dans la jatte…

 Quelles idioties j’ai dû ânonner mais j’ai tenu bon et je m’en suis sorti malgré tout … Mais qu’est-ce que j’ai ce soir, cela fait trois fois que je lis le même paragraphe sans rien comprendre, je n’arrête pas de ressasser. D’habitude il faisait tout pour éviter ça, il savait que cela ne le menait à rien de se lamenter sur lui-même. Ca devait être cette histoire qu’il était en train de lire, cet enfant à problème, obligé de se faire soigner. La psychanalyse ça avait du bon tout de même — si je n’étais pas si vieux !

L’histoire de ce gosse lui rappelait vraiment Rachel, c’est malheureux à dire mais quand Regina, sa deuxième femme avait été emportée par la maladie, la petite avait enfin pu respirer. Regina était infernale, elle lui en demandait trop, elle l’aurait rendue folle. Quant à lui, il n’avait pas droit à la parole, il n’était pas le père !

Regina … Il la connaissait de Pologne, ils étaient de deux villages voisins. Elle aussi avait perdu son mari, il avait été pris dans la grande rafle… Ils s’étaient mis en ménage, il faillait bien continuer à vivre et puis il y avait la petite, il l’avait tout de suite adorée. Mais avec Regina ça n’avait pas marché très fort, elle était trop bourgeoise, elle aimait trop paraître, faire la française. Elle n’avait qu’une envie, réussir comme sa tante qui avait plusieurs magasins sur les Grands-Boulevards et même un autre près des Champs-Elysées —  vraiment on n’avait pas les mêmes idées, moi je n’ai jamais oublié d’où je venais.

 Souvent il avait eu envie de la quitter, les occasions n’avaient pas manqué mais il avait choisi de rester pour la petite, elle avait déjà perdu un père … Après la mort de Regina, ils étaient restés tous les deux, il était tellement épuisé après avoir tenu trois ans sans rien dire à personne de la maladie de sa femme, maintenant on pouvait en parler du cancer mais avant c’était presque une maladie honteuse. Heureusement il était sorti de sa dépression nerveuse avec une cure de sommeil. Et il avait rencontré Ana !

Il remonta sa montre comme chaque soir et la posa sur le guéridon. Toujours fidèle pensa-t-il avec satisfaction, elle n’avait pas bougé depuis qu’il l’avait achetée à la libération. Une Geiger Lecoultre ! Avant on pouvait faire de bonnes affaires au Pletzl. Maintenant ça avait bien changé plus que des shwartze fis, des religieux, des attardés, il ne s’y sentait plus chez lui. Il avait laissé l’atelier de la rue des Rosiers à Jacques, le frère de Regina, l’association était devenue impossible, après tant d’années il en était encore tout contrarié.

Quand Ana était venue vivre avec lui, elle lui avait passé le petit appartement qu’elle occupait, dans la salle à manger il y avait installé les machines à coudre, la grande table pour la coupe, la cuisine avait servi de réserve pour le cuir et il recevait la clientèle dans la minuscule chambre à coucher transformée en petit bureau. Deux ouvrières seulement, et un sellier à façon qui venait livrer le travail. Quelle tranquillité, plus d’associé, plus de compte à rendre. Il avait fait de bonnes affaires, chaque année une nouvelle collection de sacs à main de luxe, ses créations avaient eu beaucoup de succès.

Décidément impossible de lire ce soir, se dit-il en s’apercevant qu’il avait laissé tomber le livre sans même s’en rendre compte. Il éteignit la lampe de chevet, depuis quelques temps il essayait de s’endormir sans prendre de cachet, il n’aimait pas être dépendant, les pilules pour le cœur ça suffisait amplement.

Je me donne une demi-heure décida-t-il vaguement inquiet mais si ça tourne trop dans ma tête, je prendrai une demi-dose, il faut tout de même que je dorme. Depuis la mort d’Ana, il était insomniaque. Et dire qu’il venait juste de prendre sa retraite, ils se réjouissaient d’en profiter, de voyager…

Elle l’avait vraiment rendu heureux, les meilleures années de sa vie même. Avec Rivkéké, il n’avait pas eu le temps, Regina, elle était trop compliquée, une belle femme, ça oui mais pour le sexe elle était vraiment coincée. Ana, elle, avait comblé tous ses désirs, enjouée, intelligente avec elle la conversation ne tombait jamais dans la banalité.

Il se sentit soudain très seul dans le grand lit, aurait-il encore l’occasion d’avoir ce genre de bonheur qu’elle lui avait donné. Quand il voyait une femme à son goût, il bandait bien sûr, à soixante-quinze ans on est encore capable, mais c’est le cœur qui n’y était plus. Il se mit à imaginer… En fait ce n’était pas seulement l’organe, non, simplement le désir de se lancer dans une nouvelle histoire le fatiguait d’avance, il avait vraiment pris un coup de vieux.

Il se retourna encore une fois en poussant la couverture à ses pieds et se déplaça de l’autre côté du lit pour y chercher un peu de fraîcheur. Quelle canicule ! Il n’avait pas le courage d’aller dans la salle de bain, s’il ouvrait les yeux, c’était fichu, il sentait que le sommeil était là, tout prêt

… Pourtant après la mort d’Ana, il avait encore été amoureux. Amoureux, c’est beaucoup dire mais enfin, elle n’était pas mal, cinquante-deux ans, il en avait soixante-six, mais il ne les faisait pas —Ruben toujours aussi fringant, mais qu’est-ce que tu fais pour rester aussi jeune ? — Mais elle n’avait jamais voulu emménager avec lui, elle était trop occupée avec ses neveux, son frère, sa famille, il ne savait qui encore. Si ça continue, je vais me trouver une autre amie, avait–il dit à Rachel en riant. Ils n’avaient pas eu de mal à se séparer, rien de vraiment sérieux entre eux mais cela ne l’avait pas empêché d’être un rien vexé, peu habitué qu’il était à essuyer un refus de la part d’une femme.

Et si j’allais voir Zlatké, même rabougri et malade comme je suis, elle me veut !

Zlatké une amie d’enfance, il l’avait revue il y a deux ans lorsqu’il était allé en Amérique pour le décès de son frère Schloïmé, le pauvre, mort dans un accident de la circulation lui qui n’en avait jamais conduit une voiture de sa vie ! C’en était presque comique. Obligé de rester quelques jours à Philadelphie pour les formalités, il avait passé presque tout son temps libre avec Zlatké.

.A cette époque, il était encore bien en forme, c’est vrai et en plus tout bronzé, comme un pruneau,  il n’y était pour rien, le moindre rayon de soleil était pour lui. Zlatké n’en avait pas cru ses yeux : Ruben, s’était-elle exclamée, quelle classe, quelle élégance ! Quand elle avait émigré en Amérique avec sa famille, Ruben n’était encore qu’un blanc-bec, il ne connaissait pas encore Rivkélé.

Elle lui avait écrit tout au long de ces années et les derniers temps, elle lui demandait de  venir la rejoindre. Au moins si elle avait voulu venir à Paris, ils auraient peut-être pu finir leurs jours ensemble, se réchauffer mutuellement. Mais lui, aller vivre à Philadelphie, jamais de la vie ! D’abord l’anglais, c’était pas son truc, Le yiddish, le russe, le polonais, d’accord, l’allemand, ça faisait longtemps qu’il avait refusé de le parler. Et il ne pouvait pas abandonner le français comme ça, Zlatké n’en parlait pas un traître mot. Et puis pas question d’émigrer en Amérique, chez les capitalistes !

Il se retourna encore une fois, il avait froid maintenant, il rabattit la couverture sur lui. Et s’il mourait maintenant ? Ou en dormant ? Qu’aurait-il à regretter ? Rien, il avait bien vécu ! Pris d’une grande lassitude, il poussa un long soupir et se laissa enfin aller au sommeil.

Une réflexion au sujet de « Au soir de sa vie »

  1. Henri le 17 Avr 2013

    Merci Jo pour ce texte nostalgique.
    C’est inspiré de l’histoire d’un parent, de ton père ?
    amicalement,
    Henri

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