LES RETROUVÉS, récit

photo Stéphanie Nelson

Professeur de mathématiques, peintre et plasticienne, Jo Anger-Weller est aussi musicienne, auteure reconnue d’un ouvrage d’Harmonie. D’où viennent tous ces talents, signe de résilience pour reprendre le mot de Boris Cyrulnik ? Peut-être de la solitude intime qui accompagna sa vie : le 14 mai 1941, son père est raflé et assassiné à Auschwitz. Ceux de sa famille qui avaient réussi à fuir avaient fait souche ailleurs.

Elle en avait quelques échos par sa mère : une sœur en Amérique du Sud, un oncle à Long Island ; et puis plus rien pendant si longtemps. Par delà la souffrance longtemps étouffée s’est frayé le chemin de la volonté de survie et de création, son père adoptif lui en donna la force. Ensuite, arriva le temps de l’engagement politique puis le souci d’autres déshérités de la planète : les disparus d’Argentine, du Chili, d’Angola…

Plus tard, elle a commencé à fouiller ici et là comme on peut aujourd’hui le faire grâce aux nouveaux outils électroniques. Ceux qui, comme elle, en avaient réchappé. Elle lit Les Disparus de Daniel Mendelsohn… et se met à écrire. Composition, contrepoint où se mêlent les voix des temps retrouvés : celle du présent, directe et incisive, réservée au récit de ses recherches, de son périple et de ses rencontres, entre en résonance avec les documents, les silences et les paroles resurgies de l’enfance.

Irène Saya

Quelques passages du livre

 

Pour évoquer le passé et le voyage intérieur, les textes sont en italique, les autres représentent le présent (enfin … entre 2004 et 2007 !)

page 10 Ils sont tous morts m’avait toujours dit ma mère quand je posais des questions sur la famille … je m’étais fixé la tâche de retrouver les traces de ma famille pour en finir avec le silence et les interrogations sans réponse. Ces morts que j’allais découvrir, répertoriés dans la base de données de Yad Vashem, allaient me faire parcourir une bonne partie de la planète pendant les trois années qui suivirent et me permettre de retrouver les vivants. La nécessité de raconter cette aventure n’a pas été immédiate. Le déclic s’est produit à la lecture du livre Les Disparus de Daniel Mendelsohn. Dès le début, j’ai éprouvé une vive émotion et l’étrange sensation de rencontrer un alter ego. De plus, j’avais, comme lui, été très impressionnée par les ouvrages de W.G. Sebald Austerlitz, Vertigo et en particulier Les Emigrants, chronique de quatre destins, de quatre existences brisées, écriture mêlant les faits et la fiction, méditation sur les rapports entre histoire et mémoire, texte étayé de divers documents et photos. L’ébranlement ressenti à la lecture de ces œuvres est en partie à l’origine de ce récit. De plus, la tentative de rendre compte du périple entrepris et de mes retrouvailles a fait resurgir en moi les histoires du passé et m’a entraînée dans un voyage intérieur sans fin.

page 11

Desde de todo, la Muerte es solo un síntoma de que hubo Vida 1] Mario Benedetti

Tu te passionnes pour le latin, à cause des racines. Tu cherches souvent ton nom dans les dictionnaires et comme chaque fois, tu sais que tu vas être déçue. Tu cherches aussi dans le bottin, tu garderas longtemps cette manie à chaque fois que tu passeras dans une ville étrangère. Un jour, beaucoup plus tard, tu regarderas dans le grand livre, là où ils sont tous, classés par ordre de départ, par numéro de convoi. Tu n’auras pas à chercher longtemps, tu ouvriras une page au hasard, ton doigt parcourant la liste tu tomberas dessus, hypnotisée par ta découverte. Paradoxalement, c’est alors que tu auras le sentiment qu’il a vraiment existé. Tu admettras enfin qu’il n’est plus nécessaire de le chercher.

1] Après tout, la Mort n’est qu’un signe prouvant qu’il y eut la Vie.

page 21

Je parle dix langues, chacune d’elles en yiddish !

Charles Rapaport, journaliste

Who can speak in all languages ? Echo

Ta langue maternelle, laquelle est-ce ? Pendant longtemps, le Français t’est apparu comme une langue étrangère. Depuis que tu avais pris ton père en flagrant délit de se tromper : il prononçait kaltchouk au lieu de caoutchouc et cela avait provoqué à ton encontre risées et quolibets à la récréation quand, si sûre de toi, tu avais soutenu que c’était comme ça qu’il fallait le dire ! Ensuite, plus aucune confiance en lui et en toi en ce qui concernait la langue, tu t’es acharnée à lire tous les classiques … toi la fille qui venait du Pletzl pour être à la hauteur, face à toutes ces filles de profs de fac qui fréquentaient ton prestigieux lycée.

page 53 Aussitôt, je me mets à la recherche de mes cousins de Bolivie, je sais maintenant que David travaille dans la politique, peut-être pour le gouvernement bolivien, peut-être pour un autre pays d’Amérique Latine.

Dans la série des David du même nom, je trouve sur Google un auteur de science fiction, un neurobiologiste, un statisticien, un directeur d’Ecole de Management, un chirurgien spécialiste du colon, un architecte, un ingénieur en informatique, un professeur de l’Université du Maryland, un spécialiste des maladies vasculaires, un ancien membre de l’America Corps, un rabbin, un autre ingénieur, un vendeur de livres d’occasion, un statisticien inventeur d’une méthode pour prédire les gagnants aux courses, un violoniste concertiste… Je désespère, j’ajoute Bolivie à son nom, rien, Argentine rien, Venezuela… Enfin un David, directeur d’une organisation internationale dépendante de l’ONU et située à Caracas, je le tiens peut-être, cela doit être lui, il faut que ce soit lui. J’entre dans le site et me perds dans des centaines de pages, il faut trouver une adresse électronique, je l’ai ! J’attends deux jours avant d’écrire, j’ai trop peur d’être déçue si ce n’est pas celui que je cherche sans répit depuis que j’utilise Internet.

page 59 L’Argentine, tu y avais déjà passé deux mois en 2001, l’année de la crise. Tu avais toujours été attirée par ce pays, tu te promettais d’y aller dès que tu aurais assez de temps. La littérature, le tango, les psychanalystes, l’émigration juive sous la houlette du Baron Hirsh à la fin du XIXe siècle. Tu voulais en savoir plus sur ces fameux gauchos judios installés dans la province de l’Entre Rios. Des gauchos juifs, cela te paraissait plutôt irréel !

Mais c’est surtout les relations que tu avais eues avec les réfugiés de la dictature rencontrés dans les années 75 qui te motivaient. Tu repenses à Jorge, tout juste arrivé à Grenoble, il ne parlait pas français, tu l’avais aidé pour remplir les formulaires en vue de l’obtention de papiers d’exilé politique et pour son inscription à l’université. A Buenos Aires, Il avait échappé de justesse à la traque, une organisation juive l’avait aidé à partir, sa fiancée n’avait pas eu cette chance, il n’avait plus jamais eu de ses nouvelles.

Tu repenses à Silvia, à Susana et Claudio, à tant d’autres qui s’étaient très rapidement installés dans leur nouvelle vie en France. Tu te sentais si proche d’eux, tu n’avais pas eu la même expérience, mais tu ne pouvais t’empêcher de la comparer à celle de tes parents. Lorsque la démocratie est revenue, certains sont rentrés et tu avais bien l’intention de les revoir.

page 65 S’égarer, voyager, vagabonder, errer, partir, fuir, s’échapper, se sauver, se réfugier, s’expatrier, s’exiler, émigrer… En 2000, j’en ai fait le sujet d’une exposition : L’humanit’erre. A cette époque, je ne me doutais pas que j’allais bientôt partir en campagne à la recherche de tous les exilés de ma famille et de leurs descendants.

page 69

Il faut rire avant d’être heureux de peur de mourir sans avoir ri La Bruyère

J’ai appris très tôt qu’il était préférable de rire de soi-même avant qu’un autre ne le fasse. Cela me rappelle une histoire vraie que racontait Hershl et qui nous faisait pouffer : pendant la guerre, lorsqu’ils étaient prisonniers dans le Stalag, les occasions de rire étaient rares. Alors, lorsque celles-ci se présentaient, ils en profitaient tous sauf un seul qu’on appelait Yossalé Pisher (Yossalé le pisseur, le pleurnichard). Quand on lui demandait la raison de la petite moue qu’il se contentait de faire, il répondait «ben, quand je sortirai d’ici, j’ai pas envie d’avoir des rides !»

page 111

Je sais que l’Allemagne est aujourd’hui la première terre d’immigration juive en Europe, la troisième communauté d’Europe au «pays des meurtriers». Quant à moi, pourquoi ce malaise à l’idée de franchir le Rhin ? Le passé c’est le passé, il faut lutter contre les préjugés, vive l’Europe. Pourtant le ressentiment est là, effet tenace dû pour une bonne part à l’inflexibilité des propos de Hershl, à l’influence qu’il a exercée sur moi pendant si longtemps…

Comment avais-tu pu passer une semaine avec ces gens-là, s’était exclamé ton père quand tu étais rentrée. Tu eus beau lui expliquer qu’ils étaient charmants, cultivés, il ne voulait pas l’entendre. Tu savais pourquoi mais tu ne pouvais pas vraiment l’admettre, il fallait lutter contre ce genre de sentiment, ils n’étaient pas tous responsables. D’ailleurs, ces gens-là, ils adoraient la musique, avais-tu poursuivi, ils ne pouvaient pas être mauvais. Ce dernier argument avait exaspéré ton père. Aurais-tu oublié que les pires bourreaux aussi adoraient la musique, souviens-toi de Teresin.

Tu étais partie en auto-stop avec Jaco, ton meilleur copain, vous aviez décidé de pousser jusqu’en Italie ; vous les aviez rencontrés juste avant la frontière. Je te parie que cette Mercedes s’arrête, avait dit Jaco. Quand la voiture s’était rangée sur le bord, tu avais demandé s’ils allaient vers Gênes, la femme avait acquiescé et durant une semaine, vous ne vous étiez plus quittés. L’homme avait expliqué que lorsqu’ils étaient jeunes, il leur était arrivé la même chose, un couple les avait invités ; ils se sentaient redevables. Pour toi et Jaco, c’était une aubaine, vous aviez raclé les fonds de tiroir pour ce voyage.

Ensemble, vous aviez décidé de faire un circuit dans l’Italie du nord. Auparavant, Vous vous étiez attardés au bord de mer, les plages étaient vides en cette période de l’année, l’eau était limpide et malgré la fraîcheur, vous aviez voulu vous baigner. Quand l’homme était sorti la première fois de la voiture, tu n’avais pas vraiment prêté attention à sa démarche boitillante. Mais lorsqu’il avait déposé sa prothèse puis s’était approché de l’eau en sautant sur l’autre jambe, tu n’avais pas pu t’empêcher de détourner les yeux. Pourquoi avait-il préféré une jambe de bois plutôt qu’une prothèse métallique ? Pourquoi la réponse à cette question t’importait tant, te demandais-tu à chaque baignade. Tu te débrouillais toujours pour attendre qu’il soit entièrement dans l’eau, alors tu pouvais oublier et apprécier ton bain.

Après la baignade, vous pique-niquiez, c’est ce que le couple avait convenu, ils préféraient garder le luxe pour les soirées. Le luxe, c’était de chercher un hôtel avec un piano. Vous passiez les soirées à faire du «quatre mains», changeant sans cesse de partenaires, riant de votre mémoire vacillante, improvisant même certaines fois.

Dans la journée, les conversations entretenaient le plaisir de la musique ; les discussions sur Wagner, Debussy, Stravinsky animaient surtout Jaco et l’homme, il parlait bien le français. Tu les écoutais souvent distraitement, tu connaissais par cœur les arguments de Jaco. D’ailleurs, c’est lui qui t’avait incitée à écouter la première fois La Mer et Les Noces, tu avais toujours besoin de quelqu’un pour t’aider à faire le premier pas. Déjà, il avait fallu toute la conviction de Slimy pour que tu commences à apprécier les improvisations du Bird, toi qui n’écoutais que Sydney Bechet ! Comme tu n’avais que quelques disques, ces improvisations, tu avais fini par les connaître par cœur, tu aurais pu les chanter.

Après quelques jours, vous vous étiez éloignés du bord de mer, projetant d’aller plus au nord, vers les lacs Vous vous arrêtiez dans les petites villes, cherchant l’ombre dans les ruelles. L’homme te prenait sans cesse en photo. Cachant ta gêne dans un éclat de rire, tu faisais semblant de ne pas t’en apercevoir, mais tu le sentais attentif derrière l’objectif. Vous vous étiez quittés avant Turin, le couple avait décidé de remonter vers la frontière pour rentrer à Munich. L’homme avait dit qu’il enverrait les photos.

Tu n’avais jamais parlé de la jambe de bois à ton père. Pour lui, c’eût été une preuve de plus !

 

Cet ouvrage est disponible chez Decitre, à La Fnac, et peut-être chez l’Harmattan !

Interviews autour du livre sur RKH Grenoble

Parole Yiddish, Jo Anger-Weller : Les retrouvés 14 mars 2010

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *